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La dernière séance

 

Ce blog est avant tout un blog photos, mais je tente modestement une incursion dans le domaine littéraire.

Un art ou je ne suis pas pour autant à l'aise, mais l'écriture me laisse le temps du choix des mots et celui d'organiser ma pensée, un luxe que l'instantanéité de l'oral ne me permet pas.

Les interdits sont légion, je m'affranchis donc sans complexe de celui là et espère l'indulgence de mes quelques lecteurs.

 

J'ai choisi d'aborder l'écriture par la nouvelle.

La nouvelle est un art littéraire très codifié ; un récit court, généralement entre 1000 et 10 000 mots où le lecteur est rapidement immergé dans l'histoire. Les personnages, lieux et évènements y sont souvent limités, et la fin, la chute, qu'elle soit surprenante, implicite ou pas, est une caractéristique clé du genre.. 

 

Ma première nouvelle est ICI 

Ma deuxième nouvelle est

 

Je vous soumets donc ma troisième nouvelle:

 

 

 

La dernière séance

 

Gabriel Verne est installé à son bureau, dans son fauteuil de cuir usé. Il ajoute à son carnet quelque notes sur le patient dont la séance vient de s’achever. Gabriel travaille à l’ancienne : un patient, une fiche, et quelques notes sur un carnet. Sa seule concession à la modernité est son dictaphone, sur lequel il enregistre toutes ses séances sur des microcassettes qu’il archive dans une petite armoire fermée à clé.

Tout ici respire l’ordre et la stabilité. Derrière lui, deux étagères où les livres sont classés par auteur. Françoise Dolto, Sigmund et Anna Freud, Carl Gustav Jung ou encore Jacques Lacan y figurent en bonne place. Sur le côté, plaqué contre le mur, le divan rouge, sobre, à l'image de la décoration minimaliste du cabinet. Légèrement en retrait le fauteuil où Gabriel était assis il y a quelques minutes à peine. Il est un des fervents défenseurs du divan. « Il y a des choses qui ne peuvent se dire que là », a-t ’il l’habitude de dire. Mais tous les patients ne s’allongent pourtant pas sur le divan. Un autre fauteuil du même rouge sombre, leur est réservé, plus adapté pour les échanges en début de thérapie.

Cependant, ce matin-là, quelque chose d’indéfinissable troublait cet équilibre. Gabriel passa machinalement une main sur son menton mal rasé, les yeux rivés sur le nom inscrit en haut de la fiche qu’il tenait maintenant : Julien Laroche, un patient qu’il avait reçu la semaine précédente pour la première fois.

Julien, la trentaine, était un jeune homme à l'allure incertaine. Grand, mince, il portait ce jour-là des vêtements un peu trop larges, sa main crispée sur la bandoulière d’un vieux sac de toile. Ce sont ses yeux qui avaient frappé Gabriel : des yeux clairs, mais empreints de fatigue. Une séance qui avait été plus courte qu'à l’accoutumée, lui laissant une sensation étrange qu’il n'arrivait pas à définir. Julien était resté sur la défensive, ne se livrant que peu. À peine avait-il fait part de sa solitude, de ses cauchemars, de son sentiment d’abandon.

Un bruit en provenance de la salle d’attente interrompt ses pensées. Il se lève pour aller
accueillir son patient.
— Entrez, lance Gabriel d’un ton neutre en l’invitant à s’asseoir

Le jeune homme hoche la tête et s’avance, hésitant. Il s’installe dans le fauteuil qui lui est désigné en évitant soigneusement de croiser le regard du psychanalyste.
— Hum. Détendez-vous…lors de notre première séance, vous avez évoqué une impression de solitude, d’abandon. Pouvez-vous m’en dire plus ?

Il l’observe un instant, notant quelques mots sur son carnet. Il sent que Julien est au-delà de la solitude, quelque chose de plus profond. Mais il n’en dit rien.

Julien se redresse légèrement, les deux mains agrippées aux accoudoirs du fauteuil :
— C’est déconcertant, dit-il soudain, sa voix à peine audible. Je ne sais pas pourquoi, mais…quelque chose ici me met mal à l’aise

Une phrase anodine, comme tant d’autres, mais qui éveille en Gabriel un trouble qu’il ne s’explique pas. Il secoue discrètement la tête, chassant cette sensation dérangeante. Il est là pour écouter, pour aider.
— Prenez votre temps, dit-il doucement.

Julien soupire, mais ne répond pas. Gabriel le laisse dans le silence, lui offrant l’espace pour se livrer. Il consulte son carnet puis reprend :
— Décrivez moi un des cauchemars dont vous m’avez parlé lors de notre première séance.

Julien hésite, puis relève les yeux.
 — Ce ne sont pas vraiment des cauchemars… C’est comme... des images. Elles reviennent souvent.

— Des images ?

Julien inspire profondément.
— Des images de ma mère qui pleure… Elle est assise dans une pièce sombre, et moi, je suis là, impuissant. J’essaie de lui parler, de la consoler, mais elle ne m’entend pas.

Gabriel incline légèrement la tête, attentif à chaque mot, chaque hésitation.
 — Cette pièce sombre… pourriez-vous la décrire ?

Julien semble lutter avec lui-même, ses doigts jouant nerveusement avec un fil détaché de son sac qu’il tient sur ses genoux serrés.
 — C’est une chambre, poussiéreuse, marquée par le temps. Il y a un miroir... un grand miroir fissuré contre le mur.

Gabriel sent un frisson le parcourir à cette mention. Le miroir... Une image récurrente qui peuple ses propres rêves. Mais il refoule cette pensée, la range dans un coin de son esprit.
— Et ce miroir, Julien… que reflète-t-il ?

Le jeune homme relève les yeux, son regard clair semblant pénétrer Gabriel de part en part.
— Rien. Juste une ombre.

Un silence pesant s’installe. Gabriel note quelques mots sur son carnet, mais son esprit s’égare à nouveau quelques secondes.
— Les rêves sont rarement juste des rêves, reprend-il doucement. Parfois, ils sont une porte vers quelque chose d’enfoui.

Le jeune homme esquisse un sourire las, mais quelque chose dans son expression semble s’intensifier, comme s’il testait la réaction de Gabriel.
— Vous croyez ?

Gabriel hésite une fraction de seconde avant de répondre :
 — Je crois qu’il est important de comprendre pourquoi ces images reviennent.
 Et cette ombre… à qui appartient elle selon vous ?

Julien relève la tête, ses yeux clairs fixant Gabriel avec une intensité désarmante.
— A votre avis ? demande-t-il, presque innocemment.

Gabriel sent son souffle se couper une fraction de seconde. Il détourne le regard vers son carnet, cherchant un refuge dans ses notes.
— Pourquoi pensez-vous que je le saurais ? finit-il par dire, d’un ton qu’il veut détaché.

Julien esquisse un sourire imperceptible, presque moqueur.
— Parce que, parfois, on ne peut pas fuir éternellement son passé.

Un silence pesant envahit la pièce. Gabriel pose son stylo, incapable de réagir.

Le jeune homme esquisse un sourire dubitatif, Gabriel décide de ne pas insister. Il referme son carnet et clôt la séance.

Une fois Julien parti, il reste un long moment, son regard fixé sur la porte. il se lève lentement, ses mains tremblent légèrement en tournant la clé de son armoire. Il effleure du doigt ses microcassettes, jusqu’à s’arrêter sur celles de ses propres séances quand il était encore étudiant en psychanalyse.

Gabriel ferme les yeux, la scène de son rêve répété se reconstituant avec une précision troublante. Un miroir, grand, imposant, placé au centre d’une pièce vide. Chaque fois qu’il s’en approchait, une sensation d’effroi le submergeait. Il détournait les yeux, incapable d’affronter ce que le miroir voulait lui révéler. Tout devenait limpide et insoutenable à la fois. Ce n’était pas le rêve qui le hantait, mais une vérité qu’il avait passé sa vie à fuir. Gabriel se laissa tomber dans son fauteuil, le souffle court…

La lumière de fin d'après-midi baignait le cabinet d’une ambiance dorée. Une semaine s’était écoulée et Julien était de nouveau là, assis dans le fauteuil rouge, les traits tirés. Gabriel le fixait ; la tension était palpable entre eux.

— Je voulais vous parler de ma mère, dit Julien, brisant le silence.
Sa voix était calme, presque détachée, mais ses doigts crispés sur l’accoudoir trahissaient son agitation. Gabriel, feignant la neutralité, hocha la tête et l’encouragea en silence à poursuivre.
— Elle s’est suicidée quand j’étais bébé. Je ne l’ai jamais connue.

 Gabriel sentit un frisson le traverser, mais il resta immobile.

— Elle m’a laissé une seule lettre. Assez pour que je comprenne. Elle parlait d’un homme, de ses études, de ses ambitions. Et de cette histoire qu’elle a vécue seule.

Julien marque une pause et reprend.
— Je n’ai jamais connu mon père non plus...Il n’a jamais voulu de moi, ajouta Julien, une amertume froide perçant dans sa voix. Je me demande comment il a pu s’arranger des choix qu’il a faits, d’un passé si soigneusement enterré et comment il a pu composer avec sa conscience.

Gabriel posa son stylo sur le carnet, incapable de continuer à écrire. Le regard de Julien se posa sur lui, perçant, insoutenable. Gabriel se redressa légèrement, son cœur battant à tout rompre. Il cherchait une réponse, mais Julien se leva doucement, laissant sa dernière phrase flotter dans l’air comme une épée de Damoclès :

 

—  Ce sera notre dernière séance, docteur.

 

Fin  

Fin

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Commentaires: 1
  • #1

    ALIOT Mary (jeudi, 27 février 2025 12:20)

    J'ai adoré !
    C'est très bien décrit, ce mal-être chez le patient, cette réminiscence du passé chez le psy, ce suspens.
    Et cette phrase "assassine" lâchée en fin de séance... excellent !!
    Bravo
    Bisous